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Le médecin et Dieu - Albert Camus


Rieux est médecin dans la ville d’Oran touchée par la peste. Les hôpitaux sont remplis de malades qui meurent par pelletées. Mais Rieux continue de faire son maximum et de courir d’un lit à un autre pour en soigner autant qu’il peut. Un soir, il reçoit la visite de Tarrou, un homme qui est resté coincé dans la ville en quarantaine et vient lui proposer de l’aide pour mettre en place des brigades d’intervention de volontaires auprès des malades.

« Rieux réfléchit.
- Mais ce travail peut être mortel, vous le savez bien. Et dans tous les cas, il faut que je vous en avertisse. Avez-vous bien réfléchi. (…)
- Je sais, dit Tarrou sans préambule, que je puis parler tout droit avec vous.
Tarrou se carra un peu dans son fauteuil et avança la tête dans la lumière.
- Croyez-vous en Dieu, docteur.
La question était encore posée naturellement. Mais cette fois, Rieux hésita.
- Non, mais qu'est-ce que cela veut dire. Je suis dans la nuit, et j'essaie d'y voir clair. Il y a longtemps que j'ai cessé de trouver ça original.
- N'est-ce pas ce qui vous sépare de Paneloux.
- Je ne crois pas. Paneloux est un homme d'études. Il n'a pas vu assez mourir et c'est pourquoi il parle au nom d'une vérité. Mais le moindre prêtre de campagne qui administre ses paroissiens et qui a entendu la respiration d'un mourant pense comme moi. Il soignerait la misère avant de vouloir en démontrer l'excellence.
Rieux se leva, son visage était maintenant dans l'ombre.
- Laissons cela, dit-il, puisque vous ne voulez pas répondre.
Tarrou sourit sans bouger de son fauteuil.
- Puis-je répondre par une question.
À son tour le docteur sourit.
- Vous aimez le mystère, dit-il. Allons-y.
- Voilà, dit Tarrou. Pourquoi vous-même montrez-vous tant de dévouement puisque vous ne croyez pas en Dieu. Votre réponse m'aidera peut-être à répondre moi-même.
Sans sortir de l'ombre, le docteur dit qu'il avait déjà répondu, que s'il croyait en un Dieu tout-puissant, il cesserait de guérir les hommes, lui laissant alors ce soin. Mais que personne au monde, non, pas même Paneloux qui croyait y croire, ne croyait en un Dieu de cette sorte, puisque personne ne s'abandonnait totalement et qu'en cela du moins, lui, Rieux, croyait être sur le chemin de la vérité, en luttant contre la création telle qu'elle était.
- Ah. dit Tarrou, c'est donc l'idée que vous vous faites de votre métier.
- À peu près, répondit le docteur en revenant dans la lumière.
Tarrou siffla doucement et le docteur le regarda.
- Oui, dit-il, vous vous dites qu'il y faut de l'orgueil. Mais je n'ai que l'orgueil qu'il faut, croyez-moi. Je ne sais pas ce qui m'attend ni ce qui viendra après tout ceci. Pour le moment il y a des malades et il faut les guérir. Ensuite, ils réfléchiront et moi aussi. Mais le plus pressé est de les guérir. Je les défends comme je peux, voilà tout.
- Contre qui.
Rieux se tourna vers la fenêtre. Il devinait au loin la mer à une condensation plus obscure de l'horizon. Il éprouvait seulement sa fatigue et luttait en même temps contre un désir soudain et déraisonnable de se livrer un peu plus à cet homme singulier, mais qu'il sentait fraternel.
- Je n'en sais rien, Tarrou, je vous jure que je n'en sais rien. Quand je suis entré dans ce métier, je l'ai fait abstraitement, en quelque sorte, parce que j'en avais besoin, parce que c'était une situation comme les autres, une de celles que les jeunes gens se proposent. Peut-être aussi parce que c'était particulièrement difficile pour un fils d'ouvrier comme moi. Et puis il a fallu voir mourir. Savez-vous qu'il y a des gens qui refusent de mourir. Avez-vous jamais entendu une femme crier. « jamais. » au moment de mourir. Moi, oui. Et je me suis aperçu alors que je ne pouvais pas m'y habituer. J'étais jeune alors et mon dégoût croyait s'adresser à l'ordre même du monde. Depuis, je suis devenu plus modeste. Simplement, je ne suis toujours pas habitué à voir mourir. je ne sais rien de plus. Mais après tout.
Rieux se tut et se rassit. Il se sentait la bouche sèche.
- Après tout. dit doucement Tarrou.
- Après tout, reprit le docteur, et il hésita encore, regardant Tarrou avec attention, c'est une chose qu'un homme comme vous peut comprendre, n'est-ce pas, mais puisque l'ordre du monde est réglé par la mort, peut-être vaut-il mieux pour Dieu qu'on ne croie pas en lui et qu'on lutte de toutes ses forces contre la mort, sans lever les yeux vers ce ciel où il se tait.
- Oui, approuva Tarrou, je peux comprendre. Mais vos victoires seront toujours provisoires, voilà tout.
Rieux parut s'assombrir.
- Toujours, je le sais. Ce n'est pas une raison pour cesser de lutter.
- Non, ce n'est pas une raison. Mais j'imagine alors ce que doit être cette peste pour vous.
- Oui, dit Rieux. Une interminable défaite.
Tarrou fixa un moment le docteur, puis il se leva et marcha lourdement vers la porte. Et Rieux le suivit. Il le rejoignait déjà quand Tarrou qui semblait regarder ses pieds lui dit.
- Qui vous a appris tout cela, docteur.
La réponse vint immédiatement
- La misère. »


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Albert Camus, La Peste. 1947